De si petites âmes.
- cecileboffy
- 18 déc. 2021
- 5 min de lecture

C’est une douce journée d’octobre, une de celles qui nous laisse un sourire tiède sur les joues, qui nous appelle à flâner, à prendre le temps d’écouter la nature se replier dans son sommeil. Le soleil rayonne, de cette lumière rougeoyante qui chauffe les pierres. Vous savez cette douce chaleur qui diffuse lorsque vous approchez le plat de votre main au-dessus du muret.
Un contraste saisissant avec la morosité et l’anxiété ambiante.
La nature se fiche bien de nos états d’âme. Gaia a raison, nous perdons trop souvent de vue combien la vie est belle. Nous attachons beaucoup d’importance au fantasme du pire et passons à côté du meilleur.
Et comme je dois être une bien piètre élève, l’univers a décidé de me rendre témoin une fois de plus du meilleur et du pire.
Le service n’est pas surchargé mais je sens dès mon arrivé une certaine fébrilité.
C’est fou combien dans ce métier nous développons une capacité à ressentir l’ambiance d’un endroit. Avec le temps on arrive à déterminer la charge électrique de l’atmosphère. Peut-être une question de survie mental.
Je traverse le service, mon café à la main, rituel immuable, jour et nuit, comme pour éveiller ma conscience d’une brume commune. Mon œil droit attrape au passage, dans ses filets, un petit papillon rose délicatement collé sur une des portes.
Alors je sais…
Je comprends la gêne, les chuchotements, l’électricité palpable.
Chez les Japonais le papillon symbolise l’âme d’un défunt. Chez nous aussi.
Une toute petite âme qui n’a guère pris le temps de s’attarder dans ce monde. Une petite âme qui n’a fait qu’un discret tour de piste. A peine un souffle, un si léger cri.
Alors, car il en est souvent ainsi dans ma vie, Fleur, sa famille et moi-même allons passer cette journée ensemble. Ils seront mes patients, pour quelques heures dans cette réalité tangible. Et je serai leur témoin à vie de l’indicible.
Le plus difficile c’est de passer la porte pour la première fois. On connait l’histoire, le contexte, mais là… on ne parle pas de médecine, de technique de soin, mais juste de vivre, ou de survire à ceux qui meurent.
Il s’agit d’une vie, d’une mort. D’une douleur qu’il n’est pas envisageable de mettre en mots sous peine de sombrer.
D’ailleurs il n’existe pas de mots pour les parents qui perdent un enfant.
On peut être veuf, veuve, orphelins, mais pas…
Trop inconcevable.
Alors je trouve un million d’excuse pour repousser l’échéance. Ils doivent se reposer, je les laisse entre eux, ils viennent d’arriver j’ai le temps. Et puis, à bout d’excuses, j’entre.
En apnée, sur la pointe des pieds, attentive au moindre faux pas, je passe la porte de cette chambre d’hôpital.
Cette même chambre qui accueillait deux heures auparavant un couple et leur 3eme enfant, un bébé rose et bruyant.
Mais pour eux cette chambre sera à jamais marqué du sceau de cette tragédie.
L’atmosphère est étrangement calme dans la pièce, ils sont tous deux silencieux, le regard est intense dans lequel on peut percevoir leur âme suspendue, comme s’ils cherchaient à courir à contre-courant dans l’espace-temps.
Un mélange d’état hagard, d’incompréhension et d’une tristesse abyssale.
Ils n’ont probablement pas entendu mon prénom, ma fonction, ils ont raison, les convenances n’auront pas leurs places en cette funeste journée.
Je m’approche d’eux, ils forment une si charmante famille. Ils sont beaux. Même dans la tristesse et l’égarement ils sont beaux.
Vous savez de ces couples dont on ne peut s’empêcher de dire qu’ils ont vraiment tout pour être heureux !
Même quand le bonheur leur échappe, ils restent dignes et beaux.
Maman est dans son lit, papa est assis à sa gauche. Fleur est posée sur la poitrine de sa maman.
Elle est minuscule, et si paisible. La paix des enfants profondément endormis. Et comme si papa était entré dans mes pensées il me dit.
« On pourrait croire qu’elle respire, on s’attend à l’entendre pleurer d’un instant à l’autre. »
Il a tellement raison !
Et dans un soubresaut stupide mais probablement archaïque, je me vois prendre une inspiration profonde. Comme si je pouvais l’aider à reprendre son souffle.
C’est irréel.
Je me penche pour l’observer. Elle est incroyablement délicate. Son visage est parfait malgré sa petite taille. Sa venue prématurée n’à altéré en rien les promesses de beauté et de grâce chez cette enfant.
Et là, par un tour de passe passe cette petite chipie si minuscule a attrapé tout mon être et est venue enserrer ma poitrine.
Il m’est impossible d’ouvrir la bouche, aucun son ne sort. Ma gorge me brule, mes oreilles bourdonnent. Je suis prisonnière de ce petit oisillon tombé du nid.
Et eux ils rient en leur for intérieur, ils rient de me voir si fragile, alors qu’ils se contentent de plier sans rompre.
Une larme discrète, sous un visage souriant emplit d’un amour maternel, un regard complice. Unis dans l’adversité.
Les minutes s’écoulent, je me noie.
Papa aussi veut faire un peau à peau d’au revoir avec le petit oisillon.
Alors je prends Fleur dans mes bras pour la lui confier. Il est si lourd ce minuscule oisillon.
Mes pensées sont insensées, j’ai peur que sa peau si fragile ne puisse supporter les passages de bras en bras et finisse par s’arracher.
Mais elle rit cette chipie, je l’entends par-delà les frontières des mondes se moquer de moi et de mes considérations bassement esthétiques.
« Comme si mes parents n’étaient pas capables de voir au-delà de mon apparence »
Petite âme singulière qui me joue bien des tours.
Elle me plonge tour à tour dans ma peau de petite fille, de maman, de femme, de soignant, de matière dont il ne restera au final que cette douce énergie qui se fondra dans le tout au côté de la sienne et de tant d’autre.
Elle m’extrait de ma prison faite de mes propres barreaux. Elle m’emmène là où la colère n’a pas de sens, et où la prison n’est qu’une construction mentale. Elle me montre le beau dans l’horreur, l’apaisement et l’amour immense dans le drame. Elle m’emmène très haut, là où l’amour ne se mérite pas, ou il « est » juste. Ils m’élèvent avec eux.
Parfois il est des vies qui telles des étoiles filantes nous apportent de nous recentrer sur la beauté de la vie. Elles nous rappellent que la vie est belle car elle est éphémère. Qu’elle est teintée d’une multitude de couleurs et qu’il nous appartient de les percevoir lumineuses. Et surtout que la vie est un chemin qui poursuit sa route par-delà l’existence physique.
Merci petit oisillon de m’avoir invité au sein de ta famille à vivre ta naissance et ta mort.
Aussi petit oisillon je sais que tu parles la langue des oiseaux, tu m’as permis de poursuivre mon chemin dans l’âme agit.
CB
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