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Les eaux troubles.

Dernière mise à jour : 12 juin 2023




Mes jambes se balancent dans le vide, le menton et les avant-bras posés sur la dernière planche de la rambarde de l’observatoire, je rêvasse

« Vous avez déjà voyagé ? »

Sa voix résonne depuis ma mémoire, probablement réveillée par le vol des flamants rose.

« Oui un peu… »

« Où êtes-vous allée le plus loin ? »

« La Chine je pense »

« Moi aussi j’ai voyagé… Les Pyrénées orientales, la Corse, la Camargue… J’adore la Camargue c’est beau »

Son aveu m’avait mise mal à l’aise. J’aime à garder jalousement cet endroit, à ne partager son énergie qu’avec des gens « comme moi » Quelle prétention…

J’avais perçu dans ma chair cette pointe, cette infime parcelle qui s’était contractée. J’ai eu honte de suite, mais c’était trop tard.


Je me souviens avoir tourné la tête vers elle et l’avoir longuement observée. Son faciès au teint cireux, aux rides profondes. Son regard rongé par l’anxiété. Sa physionomie sèche, vide, dépossédée de toute trace de vie.

J’avais observé les mouvements de son corps, les spasmes saccadés de ses épaules, les rictus de son profil, ses doigts noueux qui n’avaient de cesse de s’entremêler et de serrer la cordelette rose du peignoir qu’elle venait de me quémander.

Elle cherchait souvent à échapper à ma surveillance. Elle me regardait du coin de l’œil et je sentais en elle cette noirceur, cette énergie démoniaque qui avait grignoté chaque parcelle vivante dans son corps et avait pris le contrôle de son être, asservissant son âme à des fins tragiques.

Je la sentais guigner le moindre objet comportant des angles saillants, je la soupçonnais d’échafauder des plans pour détourner mon attention, pour pouvoir rapter les objets convoités, et ainsi recommencer…

Je ne lâchais aucun de ses gestes, fascinée, interpellée.

Elle avait fini par tourner son visage vers moi, abdiquant temporairement dans une grimace.

D’un soupir elle m’avait souri, absente d’elle-même, de notre conversation, de cette vie.

A la manière des enfants elle s’était alors imaginé un jeu pour faire passer le temps. Elle observait et commentait les rares personnes qui traversaient le couloir où nous patientions.

Elle offrait à chacun un bonjour grandiloquent, et un commentaire bien senti.

Elle avait l’ingéniosité sournoise et maligne de percevoir les mots qui placerons l’autre dans le désarroi et la gêne. Sans aucune volonté de nuire, elle possédait juste en elle le talent des ombres.

En une phrase anodine elle réussissait à créer du malaise, à désarçonner.

Le premier à s’être pris les pieds dans le tapis fut le médecin ;

« Merci encore Docteur pour ce que vous m’avez fait »

« De rien, Mme merci à vous… »

Il semble le premier surpris de cet échange de ses mots dit sans réfléchir, par reflexe. Il bougonne, s’agace, active son pas.

Il s’agit du médecin qui avait ôté de son intimité les morceaux de porcelaines brisés, les débris en tous genre quelle avait dérobé et avec lesquels elle avait tenté de cisailler les fantômes en elle.

Agissante, comme on dit dans notre jargon.

Nourrissant une volonté de surenchérir à sa souffrance, elle visite les confins de sa noirceur pour tenter de l’éteindre, de l’évincer.

Tentative inlassablement récidivée, bien que vaine.

Je ne connais pas son histoire, je ne crois pas avoir envie de la connaitre, cela ne servirait qu’à profiter à une curiosité malsaine en moi.

La seule information portée à ma connaissance est qu’elle et moi avons un an d’écart…

Mais c’est un monde qui nous sépare, de nombreuses vies peut être.

Alors j’éprouve une profonde tristesse en l’observant, peut-être une des rares fois de mon existence où je fais l’expérience, sincère de l’empathie.

Le médecin repasse dans le couloir le visage crispé à l’idée de croiser de nouveau son regard et entendre ses remerciements.

Inlassablement elle recommence, la même phrase, laconique.

« Merci encore Dr pour ce que vous m’avez fait »

Et lui dans un spasme incompréhensible lui fournit la même réponse.

J’observe, je me moque intérieurement.

Alors elle se tourne vers moi et me demande

« Vous avez déjà voyagé ? »

Mon sourire s’échappe, je sens imperceptiblement l’agacement poindre le bout de son nez…

Depuis mon perchoir je me remémore la scène.

J’étais persuadée d’avoir été plus maligne que chacun et que son talent n’avait fait surgir en moi aucune part d’ombre.

Je ris intérieurement de se que l’on aime à se raconter des histoires, à se mentir.




Il m’a fallu des années d’errances pour commencer à percevoir les enseignements du paganisme.

Ainsi, juchée sur la plateforme en bois surplombant les marécages de l’étang de Galabert, je scrute ce cloaque, hypnotisée par cet apparent immobilisme, émerveillée de ce que cette boue peut faire germer.

Le talent de la nature à la gestation lente, passive, se laissant juste traverser par la vie.

On y apprend que le temps est un allié et que de s’abandonner à la vie est un don.


CB

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