S’assoir sur une chaise et poser les mains sur la table…
- cecileboffy
- 28 févr. 2022
- 5 min de lecture

Les poser bien à plat et sentir la pulpe des doigts en contact avec la matière, regarder droit devant sans point fixe, dans le vide. Sentir sa colonne se redresser et d’une vague, poser son front sur la table, entre ses mains.
Laisser aller tout son poids dans un corps à corps avec la surface plane, vouloir se confondre avec. Pour ne plus avoir à penser, ou à panser, tiens, peut-être.
N’avoir aucune réponse à offrir. Pas plus que des fleurs, tout au plus un pansement.
Heure de naissance 4h31
Heure de décès 8h35
Ton odeur me colle à la peau. La douche n’a rien changé.
Cette odeur tenace de vernix et de liquide amniotique, pas encore celle de la mort, nan… pas encore.
Juste votre odeur à ta maman et à toi, une drôle d’odeur cacaotée, une odeur de Noël. Elle est plaisante et sucrée, ta petite odeur.
Je t’ai pris dans les bras aujourd’hui, beaucoup, souvent.
Je crois que j’avais besoin de te garder un peu contre moi. Je t’ai choppé comme un p'tit paquet précieux, comme je fais toujours avec tes copains, et je t’ai gardé contre moi, d’une main ferme. Sauf que toi, tu ne bouges pas, tu ne tentes pas de me percer un tympan, ou de baver dans mon cou. Nan, tu te contenteras juste de m’offrir le peu de chaleur qu’il te reste, et ton parfum d’orangette.
Pourquoi ?
Vraiment, toi aussi, tu me demandes pourquoi ?…
J’ai beau chercher dans les moindres recoins de cette journée, je n’ai aucune réponse à donner.
Pas plus à toi, qu’a ta maman, que je vais descendre en catastrophe à l’annonce de ton décès imminent.
« Pourquoi descend-on si vite ? », elle me demandera,
« Pourquoi maintenant ? »
Sérieusement, tu veux que je lui dise quoi ? Tu vois une bonne façon d’annoncer dans un ascenseur à une maman qui n’a pas encore vu son enfant premier-né que je l’emmène pour qu’elle puisse assister à son dernier souffle ?
Tu me vois lui annoncer que je l’emmène vers la pire journée de sa vie ?
Tu crois qu’on apprend ça à l’école des soignants ?
Je l’emmène vers « un cauchemar qui ne fait que commencer ».
C’est elle qui le dira, plusieurs fois, les yeux perdus dans le vague. Avec l’assurance et la sagesse d’une prêtresse.
Je l’ai vue se métamorphoser sous mes yeux, ta maman. J’ai vu s’effectuer devant moi sa mutation. Je n’ai pas compris de suite, mais j’ai vu s’assembler en elle, au fur et à mesure de la journée, la force et le courage de l’univers tout entier. Comme si être dévastée par ton départ l’avait connectée aux esprits d’un pouvoir féminin infini, enveloppée par une sororité invisible. Comme si t’avoir enfanté et perdu lui avait donné les clefs pour porter le monde.
Je l’admire.
Et ton papa. Oui, ton papa. Il est devenu père au moment où tu es né, et déjà tu pars. Je vois dans ses yeux, il ne réalise pas. Tout s’entrechoque dans son esprit. Il se découvre père, il est si fier de toi, tu es si beau, si parfait.
Il te le dit ; « tu es parfais, beau, fort, tu as tout, alors pourquoi ? »
Je le vois tourner, marcher, ne pas réussir à se poser. Je perçois l’immensité de la douleur en lui, elle lui fait frôler la folie.
Je ne sais quoi lui dire.
Il cherche au plus profond de lui à répondre à ce « pourquoi », il se porte volontaire pour tout porter, pour tout endosser, probablement de mourir à ta place, si c’est le prix à payer pour que cette torture s’arrête. Une douleur animique s’échappe de lui.
Et ta famille. Je suis censée leurs dire quoi ? Hein ? Ils sont tous là, ils étaient tous venus fêter ta venue au monde. Si je te garde un peu dans les bras, c’est que j’espère que tu vas me souffler des secrets au creux de l’oreille, des mots magiques à leurs offrir pour atténuer le drame.
Mais rien, je n’entends rien. La faute à une audition céleste médiocre, sans doute.
Le plus éprouvant pour moi se sera d’affronter tes deux jeunes tatas.
Deux douces fées dont l’une est ta marraine. Elles s’étaient faites belles pour toi aujourd’hui. Elles étaient rayonnantes et naïves face à cette journée qui leur annonçait de bientôt te tenir dans leurs bras.
Et elles t’ont tenu dans leurs bras, elles t’ont embrassé, susurré des mots tendres, et versé tant de larmes sur ton beau visage qui jamais ne leur sourira.
T’imagines…
Je n’ai pas plus de réponse à donner la jolie docteure toute bouclée qui ne parvient pas à retenir ses larmes dans ce couloir aux lumières bien trop vives ce matin.
Elle me crève le cœur avec sa douleur, son impuissance, sa peine.
J’ai envie de la prendre dans mes bras elle aussi, de lui dire que je sais qu’elle a fait tout ce qui était en son pouvoir et probablement même au-delà. Qu’elle n’y est pour rien. La pudeur me retient.
C’est une des deux jeunes abeilles qui se sont affairées autour de toi depuis des heures qui va la bercer doucement.
Ces mêmes discrètes ouvrières de douceur qui viendront te prodiguer avec un respect immense quelques soins des heures plus tard, le regard humide, attendri par ton visage poupon.
Ni à la perle de sage-femme qui s’est occupée de ta maman. Elle est encore là, d’ailleurs au beau milieu de la matinée, malgré une nuit à accompagner le travail de ta naissance.
Elle aussi je vois des « pourquoi » dans son pâle sourire. Aussi, je vois des taches sur sa blouse, un peu de toi.
Alors on se prendra dans les bras, sans un mot. Pas la peine. Ou si justement, trop de peine.
Et cette ombre en blouse blanche que je vois passer, la docteure de ta naissance. Une femme, une collègue, une mère en or. Les larmes me montent, de dépit, d’injustice, d’inquiétude. Pour elle non plus, je n’ai pas de réponse ni de doux mots pour la sortir de sa torpeur. Je n’ose même pas lever mon regard vers elle.
Tu penses que je suis un peu en colère ?
Oui, peut-être tu as raison. Un peu…
Mais pas contre toi, n’aie crainte.
Je suis en colère de n’avoir aucun pouvoir magique, de n’avoir pas la capacité de courber le temps, l’espace.
Je suis en colère contre moi-même, d’être si triste, et de me sentir si seule en rentrant ce soir. L’extérieur semble parfaitement ignorant de ce que nous venons de vivre. Alors, je suis chagrine. Je leur en veux de rire, de profiter du soleil, de sortir.
Mais ne t’inquiète pas, ça ne durera pas.
Car au fond, je sais que c’est parfait ainsi. Et que ça va me faire un bien fou de retourner moi aussi rire et exposer mon visage au soleil.
Mais pas ce soir. Ce soir, je veux juste qu’on discute un peu, toi et moi.
Je veux juste te rappeler, avant que tu ne t’envoles trop loin de la portée de mes pensées, que tu es parti beaucoup trop vite, beaucoup trop brutalement.
Alors promets-moi juste un truc avant de t’envoler. Promets-moi de veiller sur eux, promets-moi que tu enverras un signe à chacun, une douceur, de la lumière.
Ah, et n’oublie pas le professeur, va échanger quelques pensées avec lui. Tu verras, il est remarquable.
Il n’y avait pas de pourquoi dans ses yeux. Dans ses yeux, il y avait la sagesse d’un homme averti qui perçoit les questions telles des chemins que nous devons emprunter.
Il cherchera quand même, pas pour la réponse, juste pour voir en chacun de nous la douceur et l’apaisement renaître.
Avec amour.
CB
PS : Cette année, j’ai eu plusieurs signes et invitations pour aller visiter le pays de ta famille au bord de l’Atlantique. Alors je vais y aller. Ce jour-là, je compte sur toi pour me faire un signe petit L
Tes mots nous permettent de partager un court instant les multiples émotions que l'on peut vivre en une seule journée...c'est très beau malgré tout...
Quelle douceur dans ce texte au milieu de tous ces pourquoi...