Soins continus...
- cecileboffy
- 20 mai 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 déc. 2022

Dans un soupir je m’assois sur le bord du lit.
Avez-vous déjà remarqué combien les échanges sont intenses quand on s’assoit sur le bord d’un lit ?
Les pieds en équilibre sur la barrière je lui fais face, les coudes sur les genoux.
J’attends… En même temps je n’ai pas grand-chose à lui dire.
Ses grands yeux noirs me transpercent, elle garde les bras croisés sur son petit ventre arrondi, et me dit avec tristesse que ce n’est pas possible, qu’elle n’est pas d’accord, alors elle me l’annonce droit dans les yeux, elle va partir.
« Je reviendrais dans deux semaines, promis, mais là je vais bien, je vais rentrer. »
Ce moment si précis où votre vie bascule, cet instant où vous vous trouvez au bord du précipice, où vous imaginez pouvoir reculer, vous enfuir, mais où malgré tout, vous savez que la chute est imminente.
Il manquait 10 jours, soit 240H.
Pour « entrer en matière », pour enclencher le processus de réanimation, pour changer le pronostic de son enfant.
10 jours dans une vie, 10 jours d’une minuscule longévité utérine qu’elle ne parviendra pas à atteindre.
Elle traverse ces instants où l’on est prêt à pactiser avec les énergies les plus sombres de cette terre pour sauver ce qui ne peut être sauvé.
En la regardant négocier avec l’horloge céleste je me dis qu’il faudra que s’écoule de nombreuses heures pour que je puisse considérer le temps comme circulaire. Elle aussi je crois.
Il n’y a pas grand-chose à rajouter à ces quelques minutes élastiques, mais je reste encore un peu, comme une alliée prête à débusquer une solution au cœur du silence.
Ce jour ne sera pas béni d’un miracle…
Son enfant naitra, trop tôt, trop petit et elle ne souhaitera pas l’accompagner dans sa dernière demeure, elle n’acceptera pas de le remettre entre des mains célestes, aux côtés de toutes les âmes d’enfants partis trop tôt.
A certaines occasions le déni semble le dernier refuge acceptable, le seul moyen de survivre.
Et pourtant parfois, il y a des jours de miracle. J’en ai vu de très beaux, de lumineux, d’improbables.
Des jours qui revêtent des habits de mystère, et qui accompagnent chacun de nos gestes, de nos décisions d’une aura particulière.
C’est assez étonnant de les sentir, de les reconnaitre.
On a pour habitude de dire que la situation nous échappe quand son issue est tragique et l’on voudrait s’octroyer les mérites des instants de grâce, mais soyons honnête… Ils nous échappent tout autant.
A la manière de ce minuscule bonhomme de 490gr qui naitra à l’aube de sa 24ème semaine.
Une nuit de pleine lune, enveloppé par une main céleste il naitra dans son cocon amniotique.
Naitre coiffé ! Un gage de bonne fortune !
Les sorcières ne finissent plus sur les bûchers, et ce jour-là elles étaient en nombres autour de cette naissance, elles observaient pleines de gratitude, ce petit garçon paisible au travers de sa poche, avec la certitude inébranlable que sa vie sera bienheureuse.
Et en effet, il a vogué quelques semaines en néonatologie comme en croisière sur l’océan. Porté par un amour maternel sans attente, sans attachement, sans limite. Un amour qui n’avait de cesse de lui susurrer des mots tendres et secrets au creux de l’oreille.
C’est alors que nous devenons observateur de miracles.
« Être soignants c’est être toujours bienveillants et sans jugement, en toute circonstance ! »
Cette petite phrase trop souvent entendue a pour effet de me faire sentir si maladroitement humaine, farcie de démons, de moqueries, de jugements.
Je m’y confronte alors dans la matière avec violence.
Passer d’une chambre à l’autre en gardant le sourire et derrière le masque parfois se cache de l’affliction, de la colère, de la stupeur.
S’asseoir sur le bord d’un lit, encore, et prendre le temps de démêler la tignasse blonde et décolorée d’une toute jeune maman qui fait ses premiers pas dans la maternité. Être saisie par le delta qui existe entre son vocabulaire châtier et sa capacité à l’intelligence de vie, de survie.
Être parcourue d’un frisson en entendant les mots de cette gitane qui résonne comme une sommation :
« Ma fille sait que vous lui voulez du mal, elle me l’a dit »
Dans un souffle, une main sur son ventre, le regard défiant, les deux pieds ancrés dans le sol, elle sait, elles savent. La situation n’est pas en leur faveur.
Elles ont senti ces deux petites bohémiennes qu’elles allaient devoir unir leurs forces et se battre pour survivre dans un monde qui les observent avec dédain.
Elles ne font qu’une, et inspirent dans cette posture, un tel respect, une telle puissance, qu’il est difficile de ne pas prendre la menace au sérieux.
La fascinante crainte n’avait touché que moi semble-t-il. Elles ne seront pas entendues, et la situation tendra à se dégrader.
Je crois bien que ce jour-là j’ai choisi mon camp. J’ai rejoint le clan des louves, et me suis unie à elles au risque de jeter des sortilèges pour lesquels je devrai un jour rendre des comptes.
Puis entrer dans une chambre et observer cette enfant sage, trop sage.
Cette enfant qui n’aura pour seule famille qu’une mère ménopausée bien trop préoccupée par sa carrière pour daigner lui accorder le moindre regard, la moindre attention. Pas même prendre soin de la toucher, à quoi bon.
J’avoue… Dans ces moments-là, il m’arrive de rapter le nouveau-né pour quelques instants. Je m’en vais nous réfugier dans la salle de soin, et nous installe confortablement sur une chaise bleue du bureau. On fait le plein l’un de l’autre. Deux parfaites étrangères muées par le besoin de sentir battre un cœur en résonnance du sien.
Je pourrais vous mentir, peut-être aussi mentir à moi-même. Vous exprimer combien je comprends que le désir d’enfant puisse être si puissant que la folie vous emmène sur les pentes d’une greffe utérine ou d’insémination hors des frontières de la déontologie et de son corps.
Nous pourrions en parler pendant des heures, et peut-être que nous arriverions à la conclusion qu’il n’existe aucune famille parfaite. Et que c’est parfait ainsi.
Je pourrais même vous dire qu’il est utopique de croire que nous choisissons de faire un enfant, mais que c’est plutôt l’âme de l’enfant qui choisit sa famille dans cette incarnation, car il en va ainsi pour grandir.
Je pourrais vous le dire depuis le cœur, mais alors je nierais ce que cela inspire à mon esprit.
Je suis chanceuse d’etre soignante, car je suis au premier rang pour observer une société qui évolue à une vitesse étourdissante.
Elle évolue dans bien des directions et écorche parfois les règles limitantes de mon esprit .
Alors les jours ou se heurtent en moi cette conscience d’un monde qui change, d’une société où il est nécessaire de faire preuve d’une souplesse d’esprit que je ne possède pas toujours mais que je ne désespère pas d’acquérir, j’observe cette vie, j’observe ceux qui gardent la capacité de sourir, ceux qui considère l’autre comme leur égal.
C’est à cet instant que je vois un monde depuis lequel raisonne la voix d’une conscience emplie de sagesse et de rectitude. Et depuis laquelle émerge des expériences de vie qui me font certes chanceler mais surtout changer.
CB
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