Autopsie d'une chute
- cecileboffy
- 27 oct. 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 nov. 2024

« Ah aussi, je dois te faire part de quelque chose... »
Sa voix est un peu lasse, agacée aussi. Elle laisse sa phrase en suspens le temps nécessaire à mon mental pour faire le tour de la situation et comprendre. D’ailleurs, elle aurait pu s’en tenir à ces quelques mots. Elle aurait pu s’économiser la suite, les détails, les agissements inutiles. Car au fond, je sais de quoi il en retourne.
En fait, je suis surprise que cette information ne me soit pas parvenue avant. Je suis surprise que mon arrêt si long n’ait pas généré plus vite de l’agitation, de la colère, du mépris. Surprise, mais pas impatiente d’entendre l’animosité de certaines, à dire vrai...
Le message en filigrane était assez clair : certains collaborateurs considèrent que si je suis assez en forme pour danser aux championnats, alors je le suis assez pour retourner au charbon.
Son aveu laisse un blanc entre nous. Il creuse un fossé. Mon cerveau fait des nœuds...
Mais qui sont ces personnes pour juger de mon état de santé, de ce qui est bon ou pas pour moi ?
Des abysses que j’ai dû traverser ? Du chemin qu’il me reste à parcourir pour tenir fermement debout ? Qui sont-elles pour avoir le droit de faire preuve d’autant d’ingérence, d’autant de violence dans leurs propos ?
De bonnes âmes qui nourrissent les enfers, pavant la route des autres de bonnes intentions.
« Ne pas nuire », disait-il...
Elle, je l’aime beaucoup, un peu comme une maman. Et un peu comme avec une maman, je l’ai crainte. J’ai fait aussi de mon mieux pour ne pas la décevoir, ne pas la contrarier, pour la satisfaire et ne pas m’attirer ses foudres. Elle ne le sait pas, mais j’ai reculé l’instant de ma chute pour elle, par loyauté, par tendresse. La nécessité de ressentir son affection. C’est étrange de réaliser comment se sont agitées mes failles, mes traumas.
Alors, dans l’instant, je lui en veux un peu, je crois. De n’avoir pas fait taire les bavardages inutiles, les ingérences. D’avoir autorisé leurs existences. Et de m’en avoir fait part.
Car au final, malgré une lutte acharnée pour ne pas m'éfondrer, j’ai quand même chu...
C’est drôle quand on y pense. Cette fameuse loi de l’attraction, je ne la voyais pas si brutale, si heurtante. J’imaginais que le déséquilibre pouvait me tirer vers le haut. C’est stupide, en vrai, d’avoir nourri une pensée aussi limitante. D’avoir oublié une notion aussi basique que la loi de Newton.
L’instabilité m’avait poussée dans le vide. Un jeu de main, jeu de vilain qui tourne mal. Une perte d’équilibre qui vous entraîne en contrebas de la falaise. Un gadin au ralenti où votre corps goutte à chaque rocher lapidaire, chaque branche d’arbre saillante qu’il croise sur le chemin qui le rapproche du sol. Mon esprit avait dévissé lui aussi. Un bilboquet qui a perdu sa cordelette, un ordinateur saturé par la peur, la fatigue.
Par une suradaptation inhumaine.
La perfidie de cet anéantissement est de ne pas le voir venir. Tout, absolument tout, me semblait normal. Vivre dans la peur et le stress perpétuel, sans jamais flancher, n’était-ce pas là le terreau des Warriors ? De ceux qui réussissent, qui volent au-dessus du troupeau ? Je me drapais dans l’arrogance des charognards. Majestueuse et nécrophage, je me repaissais des carcasses faibles. De la chair putride. Vous observant là, dans l’ombre. Rodant sans autre but que celui de vous maintenir dans la crainte. M’acharnant inlassablement, avec colère, pour nourrir vos peurs, vos doutes. Enfin... Les miennes surtout.
Un parfait petit soldat. Un solide maillon de la chaîne. J’en étais, je crois.
Ce n’est même pas difficile pour moi de le reconnaître aujourd’hui. Peut-être juste un peu triste. Car je ne le suis pas devenue par bonheur, par méchanceté, mais plutôt par nécessité, par instinct de survie. Par adaptation naïve et robotique à un système manœuvrant avec habileté pour nous obliger à rogner nos angles, nos douceurs, nos différences. Un mastodonte peu enclin à l’épanouissement individuel.
Je l’ai laissé nourrir mes croyances limitantes. Et lui a abondé pour me faire croire qu’il n’y a que très peu de place au soleil et que je devais me battre pour garder ma place et protéger ma progéniture. Nos conditionnements sont si étranges...
C’est alors qu’est arrivé ce matin de septembre. Le matin où la course folle s’arrêta net. Là, sur le bitume. Un matin comme un autre, pas plus fou, pas plus doux. Juste le même matin que chaque matin, avec ses mêmes rituels. Le café, la chienne, la balade.
Sauf que ce matin-là, le café refroidira lentement dans sa tasse en porcelaine anglaise.
La chienne se promènera seule, puis rentrera se coucher dans son panier, résignée.
Mon corps et moi, on ne dépassera pas le bout du chemin, on ne reviendra pas. Enfin, on reviendra, mais plus jamais pareil.
Il ne nous faudra guère plus d’une seconde ou deux pour atteindre le sol. Dans le calme, dans la délicatesse et l’isolement. Je suis restée échouée là, sur le parking, pendant des minutes, des heures.
Allongée, disloquée, hagarde."
Je venais de subir un choc frontal. Sauf qu’il n’y avait pas de tôle froissée, pas de membre arraché, de visage défiguré, aucune goutte de sang n’avait inondé la chaussée. Pas de cris, pas de drame.
C’est dommage... Ça retarde la compréhension de l’étendue des dégâts. La prise de conscience de la commotion subie. C’est vrai ça... Car si on ne voit rien, c’est qu’il n’y a rien !
Souvent, cette dernière année, j’ai eu ce sentiment illégitime qu’ont les accidentés de la vie. Celui de n’avoir aucun stigmate visible.
Alors qu’en dedans, tout est cassé, broyé, détruit. Le paradoxe de tout cela, c’est le calme. L’absence de bruits, de mouvement. L’anesthésie. Et d’expérimenter l’état de vide.
Le rien... L’absence de tout.
Pas le manque, pas la souffrance, pas non plus la sérénité ou la joie. Pas d’impatience, pas d’attente. Non ! Juste la vacuité. Cet espace flottant où tout se côtoie. Où tous se côtoient.
J’étais devenue un vortex hagard. Et j’observais le miroir qui reflétait les regards posés sur mon abîme. J’y ai vu de la confusion. J’ai ressenti la voracité avec laquelle mon regard semblait engloutir le monde, leur monde, votre monde.
Un vertige qui parfois a provoqué chez certains de la colère ou un élan de fuite.
Je suis restée longtemps allongée dans l’ombre de ma chambre à fixer le plafond. Des mois, une éternité... Avec pour seule pensée vivant dans mon esprit l’idée que j’allais probablement mourir. Là, ici, comme ça, allongée dans le néant. Aucune émotion n’accompagnait cette pensée. Rien, mis à part ce trou béant, vide, inconsistant.
J’étais devenue un albatros englué dans le mazout d’une marée noire inhospitalière.
J’expérimentais le désespoir résigné d’un oiseau privé de sa liberté de voler, d’explorer le monde, par le simple fait de la folie, de l’avidité d’un système. Mais alors, à quoi s’accroche-t-on pour remonter, me demanderez-vous ? Je crois que je suis incapable de vous répondre. J’en sais fichtre rien.
Peut-être qu’à un moment donné, la pensée dans mon esprit s’est muée en une question et alors je me suis demandé qui j’étais ? Qui j’avais cru être pendant tout ce temps ?
Un espace vide, une étrangère à moi-même.
Il n’y a pas de mauvaise ou de bonne formule de soi. Juste des sensations, des vécus, des souvenirs. Des regrets aussi...
Et alors, prendre un appui vacillant, fragile sur ces derniers et se dire qu’il n’est pas trop tard. Qu’il est toujours temps d’inverser la vapeur. Finalement, tant que le cœur bat...
Au départ, je n’y croyais pas. J’étais piloté par une main invisible qui n’avait de cesse de murmurer avec douceur au creux de mon oreille que tout allait bien se passer. Elle me rappelait que seul le chemin importait, et que chaque pas était une petite victoire.
Elle me le susurrait à chaque fois que je parvenais à sortir de mon lit pour aller mouvoir mon corps, pour danser. Chaque fois que j’acceptais de partager un repas avec la famille, les amis.
Et à chaque rechute, elle me berçait, me disant que nous avions tout le temps.
Il n’y avait plus une once d’énergie dans mon être à cette époque pour contrarier cette petite voix, cet ultime instinct de survie. Alors, j’ai accepté, résigné.
Parfois, elle disparaissait. Me laissant de nouveau à plat, dans l’ombre.
Même attendre son retour, je n’en avais plus la force. De toute façon, elle revenait toujours.
Je crois que j’ai traversé cet espace de vide avec la même naïveté qu’un enfant. Les yeux rivés sur mes pieds, les alignant à chaque pas pour qu’ils restent bien collés et ne dépassent pas la ligne blanche. Une pensée magique et écologique de la vie.
Et j’ai avancé. En aveugle, sans me retourner, sans non plus me projeter en avant.
J’ai suivi ceux qui croyaient en moi. Ceux que la petite voix avait mis sur mon chemin.
Du fond de mon lit à l’écriture d’un livre, à son édition.
Du fond de mon lit à une seconde place aux championnats de France de pole dance.
À une place en équipe de France.
Du fond de mon lit à accepter que j’avais offert 23 ans de ma vie à l’hôpital et qu’il était temps de prendre un nouveau départ.
Alors, elle a conclu notre échange.
« Fais-toi un peu oublier. Et prends bien soin de toi. »
Ses mots ont résonné en moi comme une mise en garde. Une menace enrobée de bienveillance. Un point d’équilibre parfait pour déstabiliser un mental encore fragile.
Forcément, une part de moi a eu peur, très peur.
Peur d’être amputée du cadeau de la renaissance si j'avais l'outrecuidance d'exprimer ma survie. Peur de devoir retourner en arrière et de chuter de nouveau. Peur de ne pas être prise au sérieux.
Je suis resté quelques semaines à ressasser ces paroles. Me terrant comme un animal traqué. Limitant mes interactions avec le monde. Ressassant à l’infini ma légitimité à remonter après avoir sombré. À nouveau, une partie de moi a sombré dans la terreur.
Le problème quand on survit à une telle chute, c’est qu’un matin, longtemps, longtemps après LE matin, on ne produit plus cette morne énergie qui nourrit notre propre prébendier.
Le manque, la peur vous apparaissent pour ce qu’ils sont : des illusions.
Je n’ai pas à me battre encore moins à me cacher pour faire entendre ma voix, mon histoire, pour lutter contre leurs énergies sombres.
Je n’ai qu’à me concentrer sur les pas minuscules que je fais au quotidien, sans pour autant savoir où ils me conduiront.
Seul le temps saura faire naître l’étincelle de vie depuis l’espace du chaos, illuminant l’avenir.
Alors, en attendant, je vais me laisser bercer, pénétrer par la douceur, la bonté. Accepter que seul l’amour puisse enfin remplir de son goutte-à-goutte l’immensité de mes espaces vides.
Il ne me reste plus qu’à accueillir la tendresse, la bienveillance infinie de ceux que les silences et le néant n’ont pas effrayés."
CB
Si belle, si sensible, suis ton chemin....et merci de nous offrir de si beaux textes et de nous faire confiance
Magnifique : les mots résonnent avec une telle intensité. Ton amour est mise à nue, ton empreinte littéraire est sublime.
Merci pour ce cadeau partagé en toute intimité.
Quel plaisir à poursuive la lecture tes œuvres.
Wouahhhh......... j'adore te lire vraiment. Une introspection à cœur ouvert de plus.... Merci pour cette franchise et cette transparence. C'est beau!
Ton courage et l'amour te permettent de gravir cette montagne (cet Evrest) de plus sur le chemin de ta vie. Crois en toi à ce qu'il paraît " ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort" kiss coco
Ps: merci de m'avoir permis cette lecture privilégier, à mardi🌸
Merci Chère Cecile pour cette sincérité et tout ce que tu es capable de donner malgré ta propre difficulté.
Bravo pour le courage de te relever, et d'exprimer avec sincérité ce que tu vis. Et "prébendier", je ne le connaissais pas celui là, tiens. Allez