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"Zone à défendre" La Cluzad.

Dernière mise à jour : 25 oct. 2022



« Le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux »

Bruno Latour, Philosophe.


Ce monsieur est mort il y a quelques jours, je ne le connaissais pas.

Lui au moins n’aura pas eu à subir « l’atterrissage compliqué » qu’il prédisait pour l’humanité.

Sa phrase à l’allure simpliste tourne dans ma tête à la manière d’un casse-tête. Serait-elle une clef ? Si c’est le cas, elle est censée ouvrir une porte, mais où se trouve la porte, où se trouve la serrure, et dans quel sens devrons-nous tourner cette clef ?

Mon esprit divague alors que mon regard se porte sur une partie de la chaîne des Aravis. Je connais chacun des sommets qui se profilent devant moi. Qu’ils soient verdoyants ou saupoudrés, de Tête Pelouse à la Pointe Percée, je les gravis en chaque saison sans jamais me lasser.

Mais aujourd’hui, je reste sur le plancher des vaches, en contrebas, dans la forêt de Beauregard, au col de la Croix Fry entre La Clusaz et Manigod.

Il était arrivé à mes oreilles il y a peu de temps qu’une « zone à défendre » avait pris ses quartiers à l’orée de la tourbière.

Des gens aux doux surnoms d’activistes, de militantistes, occupent les bois pour protéger le site du démarrage des travaux d'une 5ème retenue collinéaire.

Il n’en avait pas fallu plus pour attiser ma curiosité, préparer mon baluchon et les rejoindre pour vingt-quatre heures.

Ma première impression en arrivant sur le site est confuse, je cherche à comprendre… Où sont les activistes, les révolutionnaires, les empêcheurs de tourner en rond ?

Je ne vois là que des jeunes gens... Beaucoup trop jeunes, d’ailleurs, selon les critères que j’imagine être adéquats pour avoir les capacités de prendre position, tenir un siège, soutenir une cause...

Et puis l’ambiance... Elle n’est pas aux cris, aux slogans tapageurs, non pas du tout, elle est au rangement, à la vaisselle, aux exercices de corde. Chacun des occupants de ce qui me semble plus être une auberge de jeunesse en plein air qu’une ZAD, vaque à ses occupations.

L’unique sujet qui semble préoccuper nos hôtes et qui d’ailleurs trace une ride sur le front juvénile de notre interlocuteur d’accueil, est que nous ayons bien saisi l’importance du respect des lieux.

« Marcher sur les chemins, ne pas fouler les sous-bois, utiliser les toilettes sèches, et bien sûr ne rien laisser traîner. »

« Ici, il y a de nombreuses espèces animales et végétales, le but est de protéger les lieux mais en aucun cas de déranger ou altérer cet habitat naturel, alors je vous remercie d’être extrêmement vigilantes. »

Le ton est si grave que je commence à percevoir l’engagement écologique.

Ma perception va très vite être confirmée lors d’un échange de groupe. Car dès lors que le jour décline, il est coutume de se réunir pour accueillir les « nouvellos » et prendre la météo des émotions...

Elle est bien bonne celle-là !

Il me démange de glisser à mon amie, assise juste à ma droite lors de ce tour de parole : « Tu penses que le matin, ils prennent le temps, à l’Élysée, de s’assurer que les décisions prises dans la semaine n’ont affecté les valeurs de personne ? »

Elle me répondra dans la soirée, et nous tomberons d’accord... Bah non, car alors il leur faudrait regarder leur intériorité et remettre en question le bien-fondé des prises de décisions sur des bases humaines et non mercantiles. Et ça, c’est un vrai engagement, ils préfèrent le 49-3 !


Mon amie doit partir, je reste...

Je rejoins un binôme formé depuis le cercle et me prête avec eux au jeu des émotions et de la reformulation, avec un peu l’arrogance de la fille à qui on ne la fait pas, de la fille qui pratique « ça » quotidiennement pour son travail. Je n’en attends pas grand-chose, à dire vrai. J’ai peur d’être un peu déçue. Alors, probablement pour me donner une contenance, je balance combien je suis surprise d’être la plus âgée sur le site.

L’un d’eux se redresse et me dévisage, il y a dans son regard de la surprise, et le haussement furtif de ses épaules m’indique que c’est le cadet de ses soucis.

Il s’en fiche de mon âge, de mon sexe, de mes origines, de tout ce qui au final détourne l’attention pour me définir. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les barricades derrières lesquelles je me cache, mais comment je me sens quand je suis à découvert.

Et comme pour me montrer la voie, ils prennent la parole chacun leur tour. L’authenticité et la profondeur des propos sont tels qu’ils m’entraînent rapidement dans leur danse. Nous sommes tous trois très vite émus de ce moment de partage.

Je perçois alors à cet instant que la notion d’écologie que je suis venue découvrir semble plus vaste que simplement l’écologie des sols.


Puis viendra le moment, plus tard, plus grave, entre chien et loup, de faire le point sur la situation. Alors, cette jeunesse me regarde droit dans les yeux et m’explique posément ce qu’est une ZAD et ce qu’implique ma présence en son sein. Ils me rappellent les risques que j’encours, le déroulement des procédures, mais surtout ils insistent pour que je sois honnête vis-à-vis de moi-même, pour qu’aucun engagement, aucune prise de risque n’aille à l’encontre de ce qui est juste et aligné pour moi. Le puzzle prend forme...


La nuit est étoilée et je suis en pleine forêt, en train d’avoir des mots avec un écureuil… Le pire, c’est que ce n’est pas la première fois que je vis cette scène.

J’ai choisi d’installer mon hamac contre son arbre et manifestement, il est mécontent, car il me balance des pommes de pin. Je négocie avec lui afin que nous puissions trouver un terrain d’entente.

« Je ne reste qu’une nuit, promis je serai vigilante à ne laisser aucune trace de mon passage, et en plus, t’as de la chance, je ne ronfle pas. »

Il me regarde, attentif, depuis la cime de son conifère, et comme pour valider ma demande, mais quand même me mettre en garde, me balance une ultime pomme de pin. Elle atterrit dans mon hamac, je la reçois en même temps qu’un mot vient percuter mon esprit.

Antispécisme… C’est drôle, je l’avais oublié celui-ci.

Alors je consulte sa définition pour en avoir le cœur net.

Antispécisme : qui s’oppose au spécisme

Spécisme : Idéologie qui postule une hiérarchie entre les espèces, spécialement la supériorité de l'être humain sur les animaux.

Idéologie... C’est sans doute pour cela que je l’avais oublié, ce mot. Au final, il y a dans le fait de sentir la vibration du monde quelque chose de plus subtil, et il n’y a rien qui aille à l’encontre d’une idéologie, ce n’est pas non plus un principe conceptuel.

C’est une émotion qui te traverse du jour qui se lève, des bleus du ciel, du chant des oiseaux.

C’est observer que l’on appartient à un monde si vaste qu’il paraît impossible d’en dessiner correctement les contours. Mais c’est aussi se rendre compte qu’il existe dans ce vaste monde une partie, quelques parcelles que nous foulons régulièrement, un bout qui nous appartient, auquel nous appartenons. Une intrication, sans force, sans contrainte. Juste accepter de se fondre dans le monde qui nous entoure.

Ça devient alors également un positionnement.

Celui d’observer que nous sommes responsables de la lente agonie dans laquelle nous plongeons notre espèce. Et à la limite, si nous sommes assez stupides pour continuer de nous tirer des balles dans le pied, soit ! Mais dès lors que nous entraînons dans notre chute d’autres espèces, là cela devient dérangeant et inacceptable, et nécessite de réagir.



Le soleil se lève sur le plateau, je sors d’un sommeil entrecoupé par les bruits de la forêt et l’appréhension d’une éventuelle opération des forces de l’ordre.

J’observe le monde qui m’entoure avec émotion. Le camp est plongé dans le calme et le silence, je croise le regard d’un des garçons qui revient de son tour de garde, les mots ne sont pas nécessaires, la chaleur de son sourire me suffit. Son visage bienveillant et de l’eau chaude pour mon café, je n’ai besoin de rien de plus de la part de mes congénères en cet instant. Je savoure cette infime victoire de l’amour de la nature sur le pouvoir du capitalisme. Le gain d’une journée de plus « pour et avec la vallée », un présent infime et fragile.

Ce bras de fer déséquilibré, ce combat de David contre Goliath, combien de temps va-t-il pouvoir tenir ?

L’eau de la tourbière infiltre mes baskets, ça me fait sourire. Je souris car la réponse à ma question matinale est là, dans cette vie qui circule, que l’on ne peut contenir, qui se moque de nos questionnements, de nos prises de décision, de nos retenues, de nos barrages. Qui se moque que nous mouillions notre chemise ou nos pieds pour la défendre.

Elle sait se défendre seule, elle n’a besoin de personne, Mère Nature. La petite subtilité se trouve là, sous mes pieds trempés.


Si j’ai bien compris quelque chose pendant ces 24h, c’est que je ne suis rien au regard de cette nature, et je crois que c’est ma plus grande joie, c’est un cadeau immense qu’elle me fait. Me faire sentir vivante en son cœur, me faire toucher du doigt la fragilité de mon existence, la fragilité de l’humanité.

Une nuit sous la voûte céleste a plus de valeur que tous les palaces de la planète. Le luxe, à vrai dire, réside finalement dans si peu de choses. Les richesses mercantiles après lesquelles nous courons en ce monde, quelle valeur ont-elles, au fond ?…

C’est drôle, car j’entends alors les paroles de mon fils. Je l’entends dire qu’il est riche, et il ne parle aucunement de chiffre sur son compte en banque. Sa définition à lui de la richesse, c’est de vivre en explorant son intériorité au travers des expériences de la vie ; et alors, vivre son intériorité, ses doutes, semble être sa réponse au respect du vivant.

Décidément, cette génération ne finira jamais de me surprendre.

Vous pensez que je m’égare… Je crois qu’il n’en est rien.


La prise de conscience est de percevoir que le danger est de continuer de nous comporter comme si rien n’était notre faute, de notre ressort. Comme si nous étions dépourvus d’un pouvoir individuel, collectif.

Et c’est là, dans cette infime différence de la perception que chacun a de son lien avec le monde, que se trouve la clef.

Elle n’est pas dans le conflit, dans la destruction, dans la violence, dans des convictions mentales. Elle est dans le positionnement, dans l’honnêteté envers soi-même, envers notre résonnance au monde.

Et le contresens de cet alignement et de cette prise de position pourra nous conduire à des actes qui seront hors cadre, hors la loi. Je l’ai découvert naïvement en réalisant que j’aurais pu finir au poste de police pour 48h en protégeant ce site.

Elle est peut-être bien là, cette porte à franchir.

Choisir de la traverser pour rejoindre une nouvelle ère est un choix individuel.

Elle demandera à chacun du courage, de la déconstruction, de la décroissance, du lâcher prise sur des acquis, d’apprendre le partage, de revoir l’idée de possession.

Elle nous amènera à faire face à nos paradoxes, à un besoin instinctif et viscérale d’aller visiter le bout du monde, mais aussi réduire notre bilan carbone. Car parfois il faut aller si loin pour trouver dans le regard d’une rencontre, dans la traversé d’un sommet le sentiment de devoir ralentir.

Accepter que dans ce cheminement les allers retours sont non seulement acceptable mais nécessaires.

Elle demandera de comprendre cette notion d’autonomie. De la même façon que les parents apprennent à un enfant, en lui donnant de l’amour, à se sécuriser pour devenir autonome et non dépendant affectif, nous devrons comprendre de la terre qu’elle a procédé de la même façon : elle nous a offert tout ce dont nous avons besoin pour être autonome, mais non dépendant.


Aussi, c’est à l’intérieur de cette différence que se creusera un fossé qui engloutira la fluidité du dialogue avec le monde d’avant.

Car nous ne vibrons dorénavant pas tous notre appartenance au monde de la même façon.


Alors à chacun sa clef, sa porte, son rythme. Mais n’oubliez pas que notre mère veille...



Merci au bois de la Colombière et à tous ses occupants.




 
 
 

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